Un texte de :
Céline Bellot, professeure, Travail social, Université de Montréal
Bernard St-Jacques, directeur, Clinique Droits Devant
Isabelle Raffestin, doctorante, Travail social, Université de Montréal
22 avril 2020 – Depuis le début de la crise actuelle, la situation vécue par les personnes sans-abri dans les espaces publics n’a pas changé outre mesure, ne serait-ce que parce qu’elles sont toujours aussi susceptibles de faire l’objet de pratiques de profilage et de judiciarisation. Elles continuent de se faire insulter, chasser d’un endroit à un autre, remettre des contraventions, menacées d’en recevoir ou d’être victimes d’abus physiques. Elles font aussi déjà les frais des récents leviers légaux mis en place par les autorités en fonction d’impératifs de santé publique, armes ultimes de l’actuel état d’exception susceptibles d’être utilisées abusivement à leur endroit. Malgré la mobilisation et les moyens imposants mis en place pour répondre à plusieurs des besoins des personnes les plus marginalisées, ces temps de pandémie rappellent le caractère tout à fait relatif de bien des droits, à commencer par ceux de circuler, de ne pas se faire harceler et de ne pas basculer inutilement dans l’arène judiciaire.
La rue, lieu de socialisation
Ces jours-ci, tout est question de distanciation sociale et de confinement, injonctions dont ne sont pas exemptes les personnes en situation d’itinérance et marginalisées. Toutefois, les choses ne sont pas si simples lorsqu’on n’a pas de chez soi et que les liens tissés dans la rue demeurent des vecteurs de protection. Alors que la majorité d’entre nous pouvons, à l’abri dans nos appartements, converser physiquement avec notre famille, nos colocataires ou virtuellement avec des amis, qu’en est-il de ces personnes qui n’ont pas de logement ? Rappelons que l’espace de socialisation que sont les espaces publics constitue bien souvent le seul dont ces personnes peuvent bénéficier. Lorsque vous les croisez en allant à l’épicerie ou prendre une marche, sachez qu’elles perçoivent l’humeur générale, discernant les inquiétudes sur les visages des badauds qui circulent, ressentant nos craintes et nous voyant reculer devant leurs tasses à café qu’elles voudraient voir continuer de se remplir de quelques pièces.
Si d’aucuns profitent plus que jamais des vertus d’avoir un toit sur la tête et d’un réseau social élargi, pour ces personnes, il ne leur reste bien souvent que les quelques contacts développés dans la rue. Cette situation touche particulièrement les Autochtones vivant en situation d’itinérance. Dans certaines villes du Québec où la présence autochtone est importante, on remarque que l’itinérance autochtone est vécue de manière collective plutôt qu’individuelle. Dans ce sens, il est fréquent que les Autochtones choisissent de se rassembler pour partager une situation sociale donnée et pour s’entraider mutuellement. Ainsi, dans le contexte actuel, les personnes sans-abri ne sont donc pas plus rassemblées dans l’illégalité que les parents prenant une marche avec leur enfant, mais elles sont cependant beaucoup plus à risque de subir des interventions policières et d’éventuelles manifestations de répression. Actuellement, si certaines se sentent mieux à l’extérieur, ce n’est pas tant en raison de l’arrivée du printemps. Elles se voient menacées de recevoir un ticket pour s’être rassemblées alors que dès qu’elles franchissent l’entrée des refuges et d’autres lieux d’hébergement temporaires, elles continuent d’y subir une paradoxale promiscuité, compromettant leur santé déjà bien souvent fragile.
La vie normale mise sur pause, mais pas le profilage
Dans un contexte de crise sanitaire, où tous les lieux de répit (comme les commerces, les bibliothèques, les universités…) se sont refermés pour tout le monde, les pratiques de profilage ne semblent pas s’être interrompues malgré les appels au discernement.
La répression de l’itinérance et les pratiques de profilage social demeurent par la remise de constats d’infraction habituels liés aux règlementations municipales, mais également par les nouveaux constats émis en vertu de la loi sur la santé publique. S’il était important de dénoncer ces pratiques de profilage hier, il est tout autant nécessaire de le faire aujourd’hui alors que l’état d’urgence et d’exception alimente encore davantage les atteintes aux droits fondamentaux des plus démunis de notre société. En effet, compte tenu de la situation d’extrême vulnérabilité caractérisant les personnes vivant dans la rue, il est évident que le fait de donner des contraventions de 1546$ cause un effet préjudiciable disproportionné à ce groupe de personnes par rapport au reste de la société québécoise. Il est par ailleurs bien documenté que l’incapacité pour ces personnes de payer leurs contraventions – laquelle peut encore conduire à des mandats d’emprisonnement pour non-paiement d’amendes – ne fait que rajouter un poids ainsi que du stress et de l’anxiété sur la réalité des personnes confrontées à la judiciarisation. Cette réalité est bien présente chez les Autochtones, qui sont d’ailleurs surreprésentés dans la proportion de personnes itinérantes.
La judiciarisation de l’itinérance est tout aussi coûteuse et contre-productive dans un contexte de pandémie, alors que les personnes n’ont nulle part où aller et ont peu de monde sur qui compter.
L’après-crise
Arrêter de judiciariser et annuler les constats déjà émis devrait être la voie pour éviter que s’ajoute à la crise sanitaire, une crise judiciaire. Retenons les leçons de 2012, où la déconstruction de l’emballement répressif dans l’espace public a pris des années à se concrétiser au prix de nombreuses revendications, procès et remises en question. Elle a fait au passage de nombreuses victimes, d’amendes injustifiées, de conditions de remise en liberté complètement inappropriées, d’exigences illégitimes, etc.
En ces temps de pandémie, l’heure est au confinement, mais attention à ceux ou celles qui ne le respectent pas… On nous exhorte de rester à la maison alors qu’une société riche comme la nôtre tolère que de ses concitoyens et concitoyennes ne bénéficient d’aucune solution de logement. Il faut s’abstenir de moraliser la frange la plus marginale et vulnérable de notre société et d’hypothéquer davantage son sort. Il convient plutôt de la mettre à l’abri de la judiciarisation.
Cette lettre est cosignée par :
Dominique Bernier, professeure, Sciences juridiques, UQAM
Catherine Chesnay, professeure, Travail social, UQAM
Véronique Fortin, professeure, Droit, Université de Sherbrooke
Sue-Ann Macdonald, professeure, Travail social, Université de Montréal
Ève Laoun, Avocate, Centre d’amitié autochtone de Val d’Or
Ève-Marie Lacasse, coordonnatrice, Ligue des droits et libertés
Jacinthe Poisson, juriste
Jacinthe Rivard, professeure associée, Travail social, Université de Montréal
Annie Savage, Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM)
Marie-Ève Sylvestre, doyenne, Faculté de droit, Université d’Ottawa