Début décembre, première neige. Les Montréalaises et les Montréalais descendent déblayer leurs escaliers, leurs entrées, parfois même une partie du trottoir ou de la ruelle commune. Pendant ce grouillis, plusieurs échanges : ça faisait longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. Une pelle prêtée par-ci, un coup de pouce pour sortir la voiture du banc de neige par-là. La première neige, comme une pause sur nos quotidiens abrutissants, suscite toujours un élan de solidarité spontanée.
En nous réveillant ce matin-là, nous pouvions être éblouis par la beauté de notre ville sous ce coussin blanc. Pendant un instant, café à la main, nous pouvions oublier la crise du logement, les renouvellements de baux bourrés d’augmentations de loyer et, qui sait, peut-être une reprise de logement ou une éviction qui s’en vient dans les prochains mois. Nous pouvions oublier nos factures d’épiceries qui augmentent sans cesse, celles d’Hydro, nos conditions de travail toujours plus difficiles et nos salaires qui n’augmentent pas et qui nous rendent plus pauvres d’année en année.
Ce matin-là, des dizaines de personnes à travers l’île de Montréal se sont aussi réveillées, sont sorties de leur tente et ont fait tomber le coussin blanc sur leur toit. Cachées de plus en plus loin des regards de celles et ceux qui — aussi quoique différemment — en arrachent ces temps-ci, elles sont sorties de leur abri et ont commencé leur journée en quête de réponses à leurs besoins de base.
L’irritabilité de la fin d’année et la noirceur de novembre nous ont traversé la peau. Le stress, la détresse, les envies de crier et de tout lâcher se multiplient, quoique plusieurs arrivent à les garder à l’intérieur, comme si c’était une bonne chose. Nos voisines et nos voisins sans numéro de porte n’y font pas exception.
Parfois, on bout à l’intérieur, on sile comme de l’eau dans une bonne vieille bouilloire. Dans ces moments-là, mieux vaut fermer le rond et laisser la chaleur s’échapper plutôt que mettre le couvercle et le maintenir de force. Parfois, c’est ce qui se passe avec les frustrations qui s’accumulent : une expulsion du métro parce qu’on s’est assoupi sur un banc par-ci, un refus d’aller aux toilettes dans un commerce par-là, et le comble pas d’endroit où dormir au chaud cette nuit.
Pas d’endroit, parce que le milieu communautaire — ce milieu qui fait tant avec si peu — déborde. Pas d’endroit, parce que même si les projets pour administrer des lieux d’accueil pour l’hiver ont été déposés cet été, la confirmation de financement, elle, a été donnée en novembre. Pas d’endroit, parce que le marché locatif privé est de plus en plus hargneux envers celles et ceux qui ont peu et parce que le gouvernement semble déterminé à nourrir cette hargne avec son projet de loi 31.
Pas d’endroit, parce que les refuges sont plein et les lieux publics, qu’ils soient intérieurs ou extérieurs, de plus en plus hostiles pour les personnes en situation d’itinérance ou autrement marginalisées. Pas d’endroit, parce que les autorités tardent à investir dans la rénovation et la construction d’infrastructures, et le financement récurrent qui permettrait d’ouvrir d’autres espaces accueillant différents visages. Ces visages qu’on ne veut voir nulle part.
En ces temps enneigés, nous avons besoin d’une bonne dose d’humanité, de fermer le rond qui nous consume tous et toutes d’une certaine façon et de retirer le couvercle de la précarité. En ces temps enneigés, en déblayant notre petit bout de trottoir avant de rentrer se réchauffer, pensons aussi à la tente qui continue d’accumuler les flocons dans un coin sombre du quartier. En ces temps enneigés, ravivons la flamme de la solidarité.
-Lettre ouverte de Jérémie Lamarche, organisateur communautaire au Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM)