Comment le parcours du  mouvement VIH/sida peut-il  servir de leçon et de soutien au mouvement contre la criminalisation de l’itinérance?


La crise du logement amplifie le déplacement de personnes vivant en précarité vers l’espace public, en même temps que le paysage de l’après-pandémie prend un virage individualiste et punitif qui accorde une place exagérée aux personnes issues de la gentrification ainsi qu’à leurs besoins esthétiques qui, à en croire les médias et les politicien.nes, semblent avoir la même pondération que les efforts communautaires contre la crise des surdoses. C’est dans ce contexte que l’on assiste à une levée des boucliers féroces contre les personnes en situation d’itinérance qui consomment des drogues et les organismes communautaires qui travaillent auprès d’eux. 

Plusieurs organismes, qui sont à la fois membres de la TOMS et du RAPSIM, sont actuellement assiégés par une stratégie de dénigrement issue d’une synergie démoniaque entre gentrification et attaques idéologiques rétrogrades contre les valeurs fondamentales de la réduction des méfaits. Ces menaces contre la mission d’organismes sont le prolongement d’une convergence malheureuse de facteurs qui semblent se multiplier en efficacité médiatique et politique. Ces attaques se manifestent entre autres au sein des comités de citoyens dotés d’attitudes «pas dans ma cour», où on remarque une instrumentalisation des règlements municipaux qui favorisent l’embourgeoisement et l’aseptisation des quartiers autrefois vivants. 

C’est dans ce contexte que j’ai entrepris cette recherche sur le Centre Sida-secours (devenu Sidalys) et l’histoire du mouvement VIH/sida avec l’objectif de trouver des traces de vrais acquis par les militant·es dans la défense communautaire du droit à l’habitation et à l’espace public. En me basant sur un ouï-dire du passé, je pensais retrouver dans la période transformatrice autour de 1995 la recette gagnante: la communauté séroconcernée avait fait face à son lot de «pas dans ma cour» à l’époque, me dit-on. En fait, la stigmatisation s’étendait jusqu’à la morgue, où on ne voulait même pas conserver les corps des personnes mortes du sida dans certaines régions du continent.  

Le sida, maladie apparue en 1981 et rebaptisée VIH depuis la découverte de ses origines zoonotiques en 1984, est un sujet qui me fascine et me préoccupe comme activiste et comme travailleur dans le mouvement depuis 2006. À l’époque de la crise du sida (1981 à 1996), considérée dans les pays industrialisés comme terminée avec l’avènement de traitements antirétroviraux qui transformèrent la maladie de mortelle à chronique (1996 à 2013), se succède l’ère de la normalisation dans laquelle on vit (2013 à présent). À l’opposée, dans cette période, l’insuffisance du logement digne et réellement abordable est passée de gérable à une pénurie dévastatrice. Quelles leçons pourrait-on en tirer pour confronter la crise actuelle, où nos maisons d’hébergement sont pleines et les loyers augmentent à un taux si épouvantable que certains de nos organismes membres reçoivent des demandes de logement de leur propre personnel? Ce fait ne devrait pas surprendre autant si on considère comment le coût de la vie a dépassé les salaires, particulièrement dans notre secteur; on peut dire qu’en partie, c’est une conséquence d’un secteur qui dessert les personnes vivant avec le VIH (PVVIH) et les communautés connexes depuis 40 ans sous des conditions insoutenables. 

A. La Tribune, « Premier colloque du genre au Canada ». 15 mars 1995. A3. BANQ
B. La Presse. « Quoi faire cette semaine : Bénévolat ». Section C (Auto). 22 janvier 1996. Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ).

SIDA…NS ma cour? 

Je pensais pouvoir offrir au RAPSIM comme cadeau de cinquantième anniversaire un dossier inspirant sur comment un organisme de moyenne taille et de grand cœur avait vaincu une vague «pas dans ma cour» dans les années 1990. Mais une différence flagrante est qu’aujourd’hui les actions, pétitions et comités s’organisent férocement afin d’attaquer directement les organismes et leurs actions par dégoût envers les personnes jugées délinquantes. L’expression «pas dans ma cour» serait normalement réservé aux instances où une mouvance citoyenne s’opposant à l’emplacement seulement d’un service qui est jugé néfaste pour leur qualité de vie ou en défense d’une idée mystique de la valeur immobilière. Toutefois, force est de constater que la situation a atteint un autre niveau.

Les propos de ceux qui montent ce siège contre nos collègues et camarades activent le mépris et la peur pour s’attaquer à la mission intrinsèque de nos organismes travaillant dans la réduction des méfaits, mais également à la dignité même des personnes qui consomment et qui vivent des situations d’itinérance. Alors qu’ils n’offrent souvent aucune autre solution ni au manque de logis ni à la crise des surdoses, leur langage cherche un moyen de bannir nos communautés. Nous qui sommes familiers avec la judiciarisation de la précarité et de la dépendance savons que les alternatives sont malheureusement souvent «la prison, l’hôpital… ou la morgue». L’avènement des sites de consommation supervisée est un traitement prophylactique à ces tristes destins. Pour ce qui est du traitement pour le mépris…

Clichés d’une crise: un organisme du VIH/sida et son traitement médiatique 

Doté d’une histoire orale qui raconte la levée des boucliers autour de la création d’un centre d’hébergement pour PVVIH autrement connu sous le nom Centre sida-secours, j’ai été surpris par le résultat de mon survol d’archives journalistiques qui présente la photo négative de cette même histoire. Je me suis intéressé au point tournant de la crise, de 1995 à 1998, alors que la situation s’améliore, mais demeure tout aussi urgente et que des ressources communautaires commencent à s’officialiser et se pérenniser. Les mentions diverses dans les médias de l’époque valorisent plutôt les efforts de compassion envers la communauté vivant avec le VIH et affirment la nécessité de ressources. 

Ces extraits des journaux La Presse et La Tribune sont tirés d’une période où le milieu militant et communautaire essayait d’inscrire le service aux PVVIH comme bienfaisance essentielle pour la société, un message embrassé à un tel point que la lutte contre le VIH-sida devient tendance. 

Un appel à bénévoles dans la section «Quoi faire cette semaine»; un colloque scientifique «Premier du genre au Canada»; un article qui souligne l’adoption d’une nouveau-née séropositive au VIH ; et une mention en tête d’affiche d’un défilé de mode bénéfice pour la Maison Amaryllis… 

Loin d’être exhaustive, la recherche d’une mention de la lutte derrière la défense de ce service d’habitation pour PVVIH m’a mené plutôt à un éventail d’articles qui soulignent le niveau de valorisation que ces services avaient atteint au point tournant de la crise, de 1995 à 1998, lorsque la situation s’améliore, mais demeure tout aussi urgente.

C. La Presse, 29 janvier 1998, Cahier A « Têtes d’affiche ». BANQ

Je considère que cet article dans La Tribune représente bien un moment où la professionnalisation du mouvement de lutte contre le sida incorpore les domaines de la science dure, et commence à se doter d’une patine élite qui continue à qualifier une grande partie de l’aile médico-savante du VIH. Le colloque des chimistes à Sherbrooke démontre comment l’image de la solution à la crise du sida devenait des molécules — amorales, plus faciles à financer — et non pas des actions transversales contre l’exclusion du système médical ou de la société en général. La cause fondamentale du sida est le virus de l’immunodéficience humaine, mais la cause fondamentale de l’itinérance reste une intrication d’inégalités sociales, d’exclusion, et défis quotidiens. Collé à cela une perception qui perdure des personnes en situation d’itinérance qui consomment des drogues comme étant délinquantes, profanes et seules responsables de leur lot. 

De nos jours, la Maison Amaryllis, opérée aussi par le courageux Sidalys, est devenue un lieu où la confrontation entre la gentrification et les services communautaires prend la forme d’un jeu d’échecs silencieux. Situé au cœur du Village, à deux pas du Parc de l’Espoir (un site reprit par les membres du groupe ACT-UP Montréal), le bâtiment de la Maison Amaryllis donne sur un tout petit parc, typique des aménagements d’anciens terrains vagues du quartier Centre-Sud, devenu cour arrière improvisée des résidents d’Amaryllis. Nommé en hommage à un ancien conseiller municipal du début des années 1900, le parc François-Martineau est aujourd’hui ciblé par les forces du silence. Dans la dernière année, l’arrondissement retire les bancs et pose des lampadaires dont la brillance agressive ressemble à une salle d’interrogation. Ces actions embourgeoisantes relèvent, déduit-on, des plaintes de bruit des résidents du coin. Lors de mon dernier passage, un dimanche soir fin octobre, les conversations animées et la musique sortant de téléphone mobile laissaient place aux voix barytons de deux agents de sécurité avec des insignes d’une compagnie privée… employés par la Ville de Montréal, je l’apprendrai plus tard. 

L’événement se lie à l’histoire et à la réponse proposée par cet organisme qui chevauche à la fois trois terrains et les trois époques de l’épidémie : crise, chronicisation, normalisation. Autour des trois lieux où opère cet organisme, Milton-Parc (ghetto de McGill), le Village, et le Centre-Sud, les signes du croisement des crises de l’itinérance et des surdoses dues à la prohibition de substances sont omniprésents. Mais ces symptômes sont les résultats logiques de facteurs de contraste prononcé : d’une part, le manque de nouvelles constructions en logement social (autant à Montréal qu’en région) et dans l’autre extrême, la financiarisation du marché immobilier qui surchauffe depuis 2021, au moins. 

Voix alternatives

Est-ce qu’il sera possible d’induire un niveau d’acceptation et de valorisation similaire pour nos organismes et services qui travaillent auprès des personnes sans logis ou ayant des besoins spécifiques par rapport à une consommation inutilement criminalisée ? La question ne se limite pas à comment loger et prendre soin de nos communautés, mais doit s’intéresser d’emblée à transformer le discours. Les sites de consommation supervisée et les aires de repos qui n’ont pas de contrôles d’identité ni d’exigences de l’abstinence sont simplement deux exemples concrets de comment venir en aide à des personnes qui vivent les séquelles de cette double crise. La reconnaissance de leur humanité commence par une opposition à ces types de contrôle que nous observons chez les campagnes haineuses de « pas dans ma cour ». 

Et si je devais revenir dans la même période où le RAPSIM est fondé afin de trouver de la sagesse offerte par une personne qui vivait avec le VIH, je terminerais en citant nul autre que le pape de la « biopolitique », Michel Foucault. Cet auteur transgressif célèbre pour son essai Surveiller et punir, décédé du sida en 1984, offre dans son discours sur les alternatives à la prison une perspective prophétique sur la situation actuelle et par coïncidence, l’a prononcé à Montréal, en 1976 : 

« Il s’agit toujours de variations sur ce même thème, de variations sur le même air ; sur la même petite chanson, qui est la pénalité de détention : quelqu’un a commis une illégalité, quelqu’un a commis une infraction, eh bien ! on va s’emparer de son corps, on va le prendre en charge plus ou moins totalement, on va le mettre sous surveillance constante, on va travailler ce corps, on va lui prescrire des schémas de comportement, on va le soutenir perpétuellement par des instances de contrôle, de jugement, de rotation, d’appréciation. Tout ceci, eh bien ! c’est le vieux fond des procédés punitifs du XIXe siècle, que vous voyez maintenant assuré sous une nouvelle forme, formes qui ne sont pas alternatives à la prison, mais dont je dirais qu’elles sont itératives par rapport à la prison.»

Michel Foucault, « Alternatives » à la prison 

L’élocution a été republiée à un moment très pertinent par les Éditions de la rue Dorion sous le titre Foucault à Montréal : Réflexions pour une criminologie critique (2021) et offre plusieurs pistes de réflexion. Un mouvement contre l’incarcération qui est trop limité dans ses objectifs, selon Foucault, peut en réalité soutenir les pouvoirs de l’État qui cherchent à généraliser les aspects de la prison qui servent à la surveillance. Typiquement pessimiste à ce sujet, le philosophe craint que les efforts incomplets de désincarcération, c’est-à-dire de la décriminalisation des personnes jugées délinquantes, peuvent amener à l’aggravation de restrictions des libertés de toute personne sous la loupe de la justice. Nous sommes en droit de regarder la situation actuelle et de se demander si, en regard aux personnes qui vivent des situations d’itinérance ou qui consomment des drogues, ce n’est pas exactement ce qui se passe.

D. La Presse, 9 avril, 1996 « Coup de cœur pour les enfants du sida » par Carole Thibaudeau. Bibliothèque et archives nationales du Québec

L’inculcation de la compassion et la création graduelle de nouveaux logements ne suffiront pas pour s’opposer aux pouvoirs amplifiés de la gentrification et la criminalisation des personnes qui consomment les substances prohibées. Il faut maintenir tous les efforts pour défendre les personnes sans-logis ou consommatrices de drogues qui sont perçues, à tort, comme la cause de leurs échecs dans la vie, contre les amendes, contre les déplacements forcés, contre les plaintes de bruit qui cachent un simple mépris de la pauvreté. Difficilement comparable à la PVVIH d’autrefois, la personne touchée par la double crise actuelle est souvent traitée comme délinquante par les pouvoirs policiers, administratifs et financiers, ainsi qu’aux yeux du grand public. Si nous allons la défendre, nous pouvons commencer par la revendication d’une décriminalisation des drogues prohibées et la défense du droit à l’espace public pour les personnes sans logis. Traiter de délinquante toute une variété de personnes est un acte d’étiquetage irrationnel derrière lequel sombre l’avarice néo-aristocrate de la marchandisation du logement et d’une privatisation mercenaire de l’espace public. On a beaucoup de travail à faire pour s’opposer à la tyrannie du pas dans ma cour, mais l’histoire ne doit pas être triste : nous avons un monde à gagner même si c’est un quartier, ou une contestation d’amendes, ou un site de repos, ou même un corps, à la fois.

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