Pour le POPIR, le droit au logement implique d’avoir un chez-soi sécuritaire, qui favorise la vie privée, qui permet de se reposer, de s’épanouir, d’entretenir des relations. Un lieu où on peut se déposer quand le monde tourne trop rapidement, où on peut s’animer et s’exprimer. On parle souvent du logement comme ce qui permet de vivre dans la dignité ; un mot qu’on ne doit pas prendre à la légère parce qu’il occupe chaque recoin de notre vie privée. La dignité, c’est aussi banal que d’avoir une porte qui se ferme sur le reste du monde quand on apprend un décès, qu’on passe nu·e de la douche au lit ou qu’on a une mauvaise gastro.
Tous les jours, au comité logement, on reçoit des locataires qui ont des problèmes de logements divers. Mais depuis quelques années, on reçoit régulièrement des locataires qui n’en sont plus. Parce qu’à la suite d’une éviction ou d’une reprise, légale ou illégale, elles ne se sont pas retrouvées de chez-soi. Je vous invite à suivre leur parcours avec moi.
Une personne se retrouve sans logis, elle consulte son comité logement comme on le lui recommande. Mais, le service de relogement d’urgence, soutenu par la Ville de Montréal et l’OMHM, a atteint sa pleine capacité il y a longtemps, et l’alternative proposée est les ressources en itinérance. Marcel me dit:
«Il faut que tu me trouves quelque chose pis tout de suite. J’ai pas rapport ici, je suis pas un itinérant. J’ai juste pas payé mon loyer parce que je me suis retrouvé à l’hôpital deux mois pis personne m’a aidé à contacter mon proprio. J’ai pas rapport ici, je suis pas un itinérant.»
Je ne lui dirai pas qu’à partir du moment où il n’a nulle part où fermer la porte entre lui et le monde, il est un itinérant. Il va s’en rendre compte la première fois qu’il vivra un deuil en public et que sa détresse exposée à tous sera jugée comme de l’agressivité. Quand sa peine et sa rage seront la dernière publication populaire sur les réseaux sociaux, il n’aura pas de doute qu’il est passé à la classe des itinérants.
À tous les Marcels, on ne leur trouvera probablement rien «tout de suite». Plusieurs vivront leur première nuit dans la rue. Iels seront confronté·es à cette réalisation qui fait mal: iels n’ont nulle part où aller, personne pour les accueillir.
Le lendemain déjà, il est plus difficile de continuer sa quête de logement, on est passé en mode survie. Toutes ces personnes cherchent leur prochain repas, un meilleur sac de couchage et un lieu pour se nettoyer. Micky sort de la douche de l’organisme et me dit:
«Je m’excuse de t’avoir envoyé chier. Je ne le pensais pas, t’as été vraiment fin, mais je pouvais juste pas attendre. Je peux pas t’expliquer ce qu’il se passe, j’en peux vraiment pu.»
Elle n’a pas besoin de m’expliquer, je sais très bien pourquoi une femme qui vit dans la rue doit prendre sa douche maintenant. Pas demain, pas dans cinq minutes: maintenant. Il y a des choses qu’il faut laisser couler rapidement en espérant qu’elles ne s’accrochent pas à nous. Quand il n’y a pas de porte à fermer entre soi et le monde, il y a des événements qui nous sont imposés dans la plus grande des violences.
À partir d’ici il est de moins en moins question de redevenir locataire, c’est une attente qu’on perd vite de vue, qui se transforme en espoir vague et qui peut disparaitre si les malchances s’accumulent. À partir d’ici, on vit différemment. On partage avec ses pair·es les repas, les lits de camp, les blocs sanitaires, les tentes, les intervenantes, les jeux de société, les microbes.
Lisa me dit:
«Je sors de deux jours au poste, je me suis fait ramasser pour grossière indécence. Ça s’est mis à me sortir des deux bords pis y’ont enlevé la toilette chimique qu’on avait. Qu’est-ce que tu veux que je te dise, j’ai pas eu le temps d’aller ailleurs, ça a tout sorti dans le parc.»
Quand on criminalise le fait de ne pas avoir de porte à fermer entre soi et le reste du monde quand on est malade, c’est toute une société qui est en perte de sens.
Quand on nous demande de nous prononcer sur la cohabitation sociale dans le contexte de l’augmentation de l’itinérance à Montréal, on ne peut pas s’empêcher d’entendre qu’on voudrait trouver des manières que ça ne paraisse pas trop que les gens vivent dans la rue. On entend que les personnes en situation d’itinérance ont une responsabilité à s’assurer que ça ne paraisse pas trop qu’elles n’ont pas de porte à fermer entre elles et le reste du monde depuis des jours, des mois, des années.
Quand on ne priorise pas un toit pour tous et toutes, j’aimerais que, collectivement, on prenne en compte tous les drames que vivent quotidiennement nos voisins et nos voisines sans domicile. Quand on affirme que la construction d’appartement de luxe profitera à tout le monde, j’aimerais que l’on considère la marge qui se creuse chez les personnes, du premier jour où elles croient qu’on pourra rapidement les reloger à celui où elles sont criminalisées parce qu’elles sont itinérantes. Et quand on considère que les ressources qui viendront pallier, dans la mesure du possible, à cette situation sont un inconvénient à notre existence, j’aimerais qu’on prenne la gravité de ces inconforts comme un signe qu’il est temps de demander un toit pour chaque personne avec qui l’on cohabite.
Quel lien une personne en situation d’itinérance peut-elle former avec une société qui l’aborde continuellement comme l’objet d’un problème social et jamais comme le sujet d’une implication sociale positive? Après avoir été en marge de la société active, quel rapport a-t-elle à autrui? Lorsque l’on juge collectivement que le démantèlement de leur campement, la fermeture de leur ressource et la répression de leur survie sont des processus acceptables, comment peut-elle se sentir concernée par la « bonne cohabitation » avec le reste de la population?
Considérer les personnes en situation d’itinérance comme membres à part entière de notre société, commence par reconnaître leur droit au logement, mais aussi leur droit à la ville. C’est-à-dire d’accueillir et de nourrir leur contribution à la vision qu’on se donne de Montréal. Parce qu’il faut le reconnaître, ce sont les personnes qui la connaissent le mieux, pour avoir essayé d’y faire survivre leur dignité.
Les noms dans ce texte ont été modifiés pour conserver l’anonymat des personnes.
____
En savoir plus sur P.O.P.I.R. – Comité Logement