Si les élus choisissent d’ignorer les besoins des personnes en situation d’itinérance, c’est entre autres parce qu’elles n’ont pas d’influence politique. Pourtant, l’exercice du droit de vote permettrait de « leur donner une voix, leur donner du pouvoir, un rapport de force ». L’exercice collectif de ce droit récemment rendu possible par l’élargissement à l’ensemble de l’électorat du vote sur les campus autrefois réservé aux étudiant·es permet de frapper l’imaginaire, d’illustrer visuellement leur pouvoir d’agir et rétablit l’image de leur pleine citoyenneté. Faciliter l’exercice du droit de vote des personnes en situation d’itinérance : chronique d’une mission que s’est donnée Robert Brunet.
Ceux qui utilisent leur droit de vote le transforment en influence.
Le droit de vote, universel ?
Le droit de vote au Canada a débuté comme étant un droit très restreint et s’est progressivement élargi avec les années. Au début, seulement quelques personnes y avaient accès — de 1867 à 1885, les conditions de base pour voter au niveau fédéral pour les Québécois sont d’être un homme de minimum 21 ans, d’être sujet britannique et d’avoir des biens fonciers ou immobiliers d’une valeur minimale ou payer un loyer d’une valeur minimale1.
Peu à peu, grâce aux luttes des groupes concernés, le droit de vote s’étend. Que ce soit par l’élargissement du droit de vote à des groupes préalablement exclus comme les femmes (1940 au Québec), les personnes autochtones (1969)2, les détenus ou encore par des mesures d’accessibilité, notamment via l’envoi postal, le vote par anticipation, l’exigence d’avoir des bureaux de vote accessibles aux personnes à mobilité réduite ou alors d’avoir un bulletin de vote dans sa langue officielle, les barrières tombent progressivement3.
Il reste toutefois encore des freins à la pleine participation de l’ensemble des citoyen·nes à la démocratie lors d’élections aux différents paliers gouvernementaux. À ce jour et malgré des avancements dans les dernières années, pour les personnes sans adresse, l’exercice de leur droit de vote reste complexe. Pour plusieurs personnes en situation d’itinérance, le fait de devoir s’enregistrer d’avance, de subir des préjugés pendant qu’elles attendent en file, de ne pas avoir de pièce d’identité ou encore de ne pas avoir d’adresse complexifie leur participation au processus électoral.

Pourtant, les personnes en situation d’itinérance ont le droit d’exprimer leurs besoins et de se prononcer sur les choses qu’elles trouvent importantes. Si elles ne peuvent se prévaloir de leur droit, ces personnes sont défavorisées dans l’échiquier politique. Le principe est simple : les partis politiques comptent sur le fait que certains groupes ne vont pas voter. À l’inverse, ils s’intéressent aux groupes qui sortent et qui votent, comme les personnes âgées par exemple. Si les partis politiques savent qu’un certain groupe ne va pas voter, ils ont tendance à moins se préoccuper de leurs besoins et revendications. Si un grand nombre de gens d’une même communauté décident d’aller voter pour un enjeu en particulier, les élus n’auront pas le choix d’écouter et d’agir de manière à conserver leur appui à la prochaine élection. C’est du moins ce que défend l’Association pour la Défense des Droits Sociaux du Montréal Métropolitain (ADDS-MM).
La mobilisation — de la rue à l’urne, de la manifestation au bulletin de vote
Robert Brunet est un militant de longue date à l’ADDS-MM. En 2003, il fait un séjour de 6 mois à la Maison du père, où il participe au comité de pastorale et se met à mobiliser les messieurs qui résident avec lui dans le refuge, organisant à partir de ce moment des autobus pour des manifestations, des actions lors de consultations sur des politiques sociales et des activités de sensibilisation à l’intérieur même de l’organisme.
C’est ainsi qu’en 2003, lors des élections municipales à Montréal, Robert convainc le comité de pastorale de mobiliser les résidents de la Maison du père pour qu’ils aillent s’enregistrer sur la liste électorale. Bien que seulement deux personnes s’inscrivent, Robert et le frère Jean-Paul les accompagnent,
à pied, jusqu’au bureau de vote où ils pourront s’enregistrer sur la liste électorale. C’est à ce moment que Robert commence véritablement à s’intéresser à l’enjeu du droit de vote chez les personnes en situation d’itinérance et prend conscience des barrières systémiques les empêchant de l’exercer.
En 2008, lors de la Commission d’étude publique sur l’itinérance de la Ville de Montréal, Robert mobilise des personnes en situation d’itinérance pour qu’ils déposent des recommandations sur l’aide sociale et sur le droit de vote4. Il coordonne un groupe qui va sur place prendre part aux consultations, et le rapport final tient compte des idées amenées: la Commission recommande «Que la Ville de Montréal développe des avenues pour favoriser l’exercice du droit de vote des personnes en situation d’itinérance dans le cadre d’élections municipales et effectue des représentations en ce sens auprès des gouvernements du Québec et du Canada»5. C’est une petite victoire ! La Ville accepte la recommandation et, dans son rapport électoral l’année suivante, fait état de son plaidoyer à Québec pour modifier la loi, de mobilisations dans les refuges, d’affichage à travers les organismes et de distribution d’outils de sensibilisation menés par le Bureau des élections, Robert et le RAPSIM. Depuis ce temps, la Ville de Montréal engage des agents de relations communautaires à chaque élection municipale afin d’aller sur le terrain informer les personnes en situation d’itinérance quant aux modalités d’exercice de leur droit de vote.
Et maintenant?

Les luttes de Robert Brunet ont mené à des victoires, mais d’autres barrières au droit de vote demeurent lors des élections — en 2023, un rapport de la Ville de Montréal fait état d’enjeux d’accessibilité aux élections municipales et fait des recommandations pour les réduire, notamment pour offrir des bureaux de vote dans des établissements d’enseignement postsecondaires et dans des locaux d’organismes communautaires. Autre barrière: en 2021 lors de l’élection municipale, Robert se rappelle que l’ADDS-MM a pu mobiliser 75 personnes en refuge dans Hochelaga-Maisonneuve pour aller s’enregistrer sur la liste électorale, la semaine avant les élections. Le jour du vote, il faisait très beau temps et c’était la première fin de semaine suivant la réception du chèque d’aide sociale de sorte que seulement trois personnes parmi les soixante-quinze inscrites ont été retrouvées dans le même refuge d’Hochelaga-Maisonneuve et ont finalement voté ! Le rapport de la ville recommande aussi de modifier la loi sur les élections dans les municipalités pour qu’il soit possible de s’inscrire sur la liste électorale les journées de vote6, ce qui faciliterait grandement la participation des personnes en situation d’itinérance.
Pour que la voix des personnes premières concernées soit réellement entendue, il faut qu’elles exercent collectivement leur droit de vote et que cela soit visible. C’est possible en constituant une ou plusieurs lignes d’attente lors des journées de vote sur les campus à l’occasion des trois prochaines élections générales en 2025-2026. Comme l’explique Robert, «Les aînés, ils votent. Ils ont cette image-là, ils sont réputés voter». De projeter l’image d’une communauté qui exerce son droit de vote, ça peut faire changer la perspective des élus et de la population, et mener à des politiques qui prennent en compte des personnes souvent oubliées. «C’est une démarche à long terme. Je me souviens que lors de la planification stratégique du RAPSIM en 2021, quelqu’un a dit […] qu’il faudrait sortir de l’urgence et travailler sur le long terme. Utiliser le vote sur les campus, c’est une mesure qui travaille sur le long terme. Tu n’auras peut-être pas un résultat automatique, mais si tu en fais trois en peu de temps, ça marque les esprits».
Les mobilisations entourant le droit de vote pour les personnes en situation d’itinérance ne sont pas près de diminuer. Dans les prochains mois, les trois paliers gouvernementaux entreront en élection. Pour Robert Brunet, c’est le moment ou jamais pour intensifier les pressions afin d’avoir des changements structurels pour faciliter l’accès au droit de vote. C’est surtout le moment d’exercer collectivement leur droit de vote pour prouver qu’elles veulent voter et de démontrer aux personnes domiciliées que les personnes sans adresse sont tout autant partie prenante de notre société et en sont citoyennes à part entière.
- 1. Élections Canada, L’histoire du vote au Canada : Chapitre 2 ; des Progrès inégaux, en ligne https://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=his/chap2&document=index&lang=f, page consultée le 16 décembre 2024. ↩︎
- 2. Assemblée nationale du Québec – Par ici la démocratie, Les Autochtones et le droit de vote, en ligne https://www.paricilademocratie.com/approfondir/pouvoirs-et-democratie/2996-les-autochtones-et-le-droit-de-vote page consultée le 16 décembre 2024. ↩︎
- 3. Élections Canada, L’histoire du vote au Canada : Chapitre 3; la modernisation, en ligne https://www.elections.ca/content.aspx?section=res&dir=his/chap2&document=index&lang=f, page consultée le 16 décembre 2024. ↩︎
- 4. Commission d’étude de la ville sur l’itinérance, Présentation du 24 avril 2008 : mémoire déposé par un « groupe d’hommes itinérants », 2008, en ligne : https://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6877,62761574&_dad=portal&_schema=PORTAL consulté le 18 décembre 2024 ↩︎
- 5. Commission permanente du conseil municipal sur le développement culturel et la qualité du milieu de vie : Étude publique sur l’itinérance, Ville de Montréal, Rapport de consultation et recommandations, en ligne : https://ville.montreal.qc.ca/pls/portal/docs/PAGE/COMMISSIONS_PERM_V2_FR/MEDIA/DOCUMENTS/RAPPORT_20080616.PDF, consulté le 17 décembre 2024, à la page 16. ↩︎
- 6. Ville de Montréal, Commission de la présidence du conseil, La participation aux élections municipales à Montréal : rapport et recommandations, janvier 2023, en ligne : https://ville.montreal.qc.ca/portal/page?_pageid=6877,143538486&_dad=portal&_schema=PORTAL à la page 55. ↩︎