Pour traiter des questions liant le logement social et l’itinérance, nous avons réuni trois personnes engagées dans des organisations complémentaires. Elles partagent leur expérience, leur point de vue sur la situation actuelle et leurs perspectives sur l’avenir.

Comment la cause de la lutte à l’itinérance est-elle arrivée dans votre parcours?

«Je suis à l’Avenue depuis 30 ans. Au fond, ç’a été le seul emploi que j’ai occupé. Au début, l’Avenue, c’était une Auberge du cœur. Un hébergement de 12 places pour les jeunes en situation d’itinérance ou à risque. J’y étais à la fois bénévole et animateur. Je finissais mes études. Je constatais des portes tournantes, des gens qui revenaient. J’ai eu le mandat de développer des logements et c’est ce que je fais depuis ce temps-là. On a créé des appartements supervisés d’abord sur le marché privé. On appelait ça les Petites avenues. Puis, on s’est lancé dans la construction de logements sociaux. Avec Bâtir son quartier, on a fait quatre projets AccèsLogis, cinq immeubles en tout. Aujourd’hui, on a encore notre Auberge du cœur, on a 16 places en appartements supervisés et 68 logements sociaux.»
– François Villemure

«J’ai d’abord eu un parcours de travail dans le mouvement communautaire, surtout dans le mouvement féministe. Après un détour dans le secteur privé, des bureaux d’avocats et des entreprises de construction, j’ai eu envie de travailler dans des organisations proches de mes valeurs. Je suis arrivée à Bâtir son quartier en 2003 et le premier projet sur lequel j’ai travaillé était avec le Cap Saint-Barnabé pour la rénovation d’une église pour en faire un centre communautaire et des logements. Par la suite, on a mené différents projets pour les jeunes, pour les femmes et des clientèles qu’on n’avait pas encore desservies. Je pense à l’Anonyme, une ressource de 14 chambres sur Sainte-Catherine Est avec un «haut seuil d’acceptabilité» qui s’appuie sur l’approche de réduction des méfaits et offre la possibilité à des personnes fortement marginalisées de se loger, d’être accompagnées et d’améliorer leur qualité de vie à leur rythme.»
– Manon Bouchard

«Ayant longtemps habité et travaillé dans le quartier Centre-Sud depuis la fin des années 80, j’ai vu la situation de l’itinérance évoluer à travers le temps. Il y avait un nombre plus important de maisons de chambres, dont beaucoup ont disparu. Par ailleurs, malgré un parc de logements sociaux relativement important, les besoins sont toujours aussi criants dans le quartier. Il y a aussi la proximité d’organismes communautaires qui interviennent en itinérance et avec lesquels j’ai eu l’occasion de travailler à plusieurs reprises. Depuis 2010, je soutiens le Comité logement Ville Marie pour la coordination de la Table Habiter Ville-Marie, où je travaille avec divers acteurs locaux pour promouvoir le logement social comme moyen de prévenir l’itinérance et d’en sortir.»
– Alain Arsenault 

Comment diriez-vous que la réalité de l’itinérance a changé au cours des 50 dernières années?


François: La transformation a été significative. Si on lit les documents fondateurs du RAPSIM, l’itinérance concernait principalement les «robineux du bas de la ville». Depuis ce temps la situation a changé. Des remparts ont disparu: un logement pas cher où on peut habiter à deux ou trois, des maisons de chambres, maintenant c’est presque plus possible. Particulièrement depuis la pandémie, la situation s’est complexifiée avec des logements abordables devenus rares. Et il y a une nouvelle itinérance qui est apparue. Des personnes qui ont perdu leur logement, qui ne devraient pas se retrouver dans la rue. Il y a aussi les personnes migrantes en attente de statut permanent. Chez nous, à l’Avenue, elles représentent la majorité des personnes qu’on accueille. Il faut noter aussi les drogues dans la rue qui sont devenues encore plus destructrices et l’aggravation des problèmes de santé mentale exacerbés par la pandémie, qui nécessitent davantage de soutien et de soins psychiatriques. L’itinérance s’est aussi déplacée. Il y a maintenant des refuges de grande capacité dans des quartiers comme Hochelaga-Maisonneuve, alors qu’auparavant, l’itinérance était concentrée au centre-ville.


Manon: Je dirais que la compréhension de l’itinérance a évolué, notamment en ce qui concerne l’itinérance cachée des femmes. On peut aussi penser à la question de la violence faite aux femmes, les besoins pour elles sont urgents, mais il faut aussi travailler pour la suite, notamment avec des projets de maisons de deuxième étape. J’ajouterais qu’il y a un autre enjeu qui est celui du vieillissement de la population, y compris parmi les personnes en situation d’itinérance.


Alain: L’itinérance est beaucoup plus visible actuellement. On voit que ça s’est beaucoup aggravé depuis la pandémie, dans la rue, dans le métro, je vois certaines situations que je n’avais jamais vues. Une détresse. Je suis préoccupé par les réactions des citoyens face à l’itinérance, souvent marquées par la peine et le sentiment d’impuissance. Il y a un risque qu’on devienne collectivement un peu insensible. Et depuis la pandémie, je dirais que sur l’échelle de la vulnérabilité, c’est un peu comme si tout le monde était descendu de deux ou trois marches. Et pour ceux qui étaient sur la dernière marche, il n’y a rien. C’est ce que je constate en travaillant aussi sur des dossiers en sécurité alimentaire.

Quand est apparue la notion du «risque d’itinérance» et qu’a-t-elle apporté?


François: Cela a commencé avec le financement fédéral en itinérance à la fin des années 90 et au début des années 2000. Ce programme a été créé en réponse à des mouvements sociaux qui avaient dénoncé le Canada à Genève sur la question des mal-logés. Il a permis de financer des projets pour l’itinérance cachée et l’itinérance jeunesse avec des projets d’appartements supervisés. Mais il y a aussi des jeunes qui n’ont pas besoin d’accompagnement 7 jours sur 7 et 24 h sur 24 h, ils ont besoin d’un toit.


Alain:
Avec le « à risque », on mise sur la prévention. Les risques sont pluriels et les réponses doivent l’être aussi. Je pense à des initiatives récentes, comme celles de la Maison du Père, qui visent à aider les personnes traversant « une mauvaise passe » en leur fournissant un soutien temporaire pour payer leur loyer. Il faut prévoir des réponses en amont, pour mettre en œuvre des façons de prévenir l’itinérance.

Comment sont interreliées la crise du logement et la crise de l’itinérance?

François: Nous sommes dans une crise où les moyens actuels pour répondre à l’itinérance ne sont plus adéquats. Le modèle actuel repose sur le refuge ou le logement. Il n’y a pas assez de solutions intermédiaires. Il y a le programme de supplément au loyer, mais il n’y a pas assez de logements. C’est pourquoi il faut mettre de l’avant des solutions d’hébergement transitoires et développer plus des projets de logements sociaux. 


Manon: Avant, le refuge était vraiment le bas seuil, mais maintenant ils accueillent des gens qui devraient être en logement. La pandémie a été un « accélérateur » de la crise du logement, exacerbant entre autres la situation des personnes vivant seules. Les Petites Avenues, qui sont des logements transitoires partagés, sont un bon exemple d’adaptation aux besoins. Mais c’est plus difficile maintenant. Avant, on faisait ça avec des grands logements avec quatre personnes qui y vivent comme des colocs. À un moment, on a vu le changement avec la crise du logement pour les familles des changements dans les priorités. Devant les programmes et les politiques publiques, les organismes font des compromis entre les idéaux et les réalités pratiques. À un moment donné, tu changes ton approche pour t’adapter, parce qu’il y a tellement de besoins.


Alain: Les loyers et les coûts de construction ont tellement augmenté que les nouvelles unités ne sont pas accessibles aux personnes ayant des salaires moyens ou modestes. Les solutions basées sur des calculs d’abordabilité ne reflètent pas la réalité des revenus des gens. On fait fausse route si on ne prend pas en compte la véritable capacité financière des locataires. Il est essentiel de travailler avec un vaste réseau. Je pense au Centre communautaire et culturel Sainte Brigitte, un projet qui inclut une coopérative, du logement pour les aînés à risque d’itinérance, des organismes communautaires et du logement transitoire pour des jeunes. Ce projet crée un microcosme où plein de gens différents peuvent se côtoyer où on retrouve une mixité sociale et d’usage.


Comment envisagez-vous l’avenir du logement social et la lutte contre l’itinérance dans les prochaines années? 


François: La crise est si grave et les besoins non répondus sont si urgents que même avec un certain développement, on reste un peu à la même place. Je pense qu’il va falloir se donner une politique plus large pour être capable de loger du monde. Dans le milieu des années 2000, il y a eu l’opération de 5000 logements à Montréal qui, je pense, a bien fonctionné, qui a fait une différence. Je pense qu’il faudrait aller là peut-être pour le Québec.

Manon: Un énorme chantier…

François: Je pense qu’on est rendu là. On a besoin aussi d’être dans un milieu qui se donne une vision qui est autre que: «on va régler la crise de l’itinérance». Pendant longtemps, on a porté le message que tout le monde a le droit d’être dans l’espace public. Mais on est dans une situation où le deal social, la médiation ne fonctionne plus. Il n’y a pas de portes de sortie adéquates à bas seuil. Les refuges sont occupés par des gens qui ne devraient pas s’y retrouver. Il devrait y avoir d’autres possibilités de sortie de crise. Parfois, ce qui est offert dans les refuges maintenant ce sont des chaises et ton espace de vie est séparé par des toiles d’abri tempo.


Qu’est-ce qui vous motive au quotidien?


Alain: Après 15 ans à Habiter Ville-Marie, on se dit que même si on travaille fort et que les résultats ne sont pas toujours à la hauteur de ce qu’on souhaiterait, on s’accroche et on poursuit le travail. Par exemple, il y a eu un accord de développement pour l’ancien site de Radio-Canada pour développer du logement social, il y a une coop qui attend depuis quelques années qu’on lève la première pelletée de terre. Je me dis qu’on ne peut pas lâcher, alors qu’on est si près du but. Tant que je serai indigné par les inégalités sociales et la pauvreté, je continuerai à travailler pour chaque petite victoire, chaque petit gain, et il y en a ! Mais c’est sûr que la pente est raide en ce moment.


Manon: C’est de l’entêtement sans doute (rires)… C’est dans ma nature. Souvent, je dis aux plus jeunes au bureau, oui c’est dur de faire avancer les projets, mais ce qui m’émeut toujours c’est quand j’assiste à une prise de possession de logement. Une femme qui me dit: «t’imagines-tu, je vais laver mon bébé dans un bain neuf!». Je me raccroche à ces moments-là. 


François:
Nous, quand on inaugure des projets de logements, je fais rentrer tout le monde à la même heure. Je loue des camions de déménagement et on va chercher tout le monde. Quand ils arrivent, on est prêt, on a les clés et on visite. Une fois, parce que les locataires partaient tous de nos appartements transitoires, juste à quelques coins de rue, j’avais engagé des déménageurs à vélo. J’ai bloqué la rue Ontario pendant une heure et demie! Qu’est-ce ce qui me motive? Nous, on est à la fois dans le développement et dans le service. Je raconte souvent que, pendant mes études en sociologie, un prof nous avait dit: «si vous êtes capable par vos actions de faire changer une virgule dans une phrase d’un livre de 500 pages, vous allez avoir réussi votre carrière». Pour moi, c’est ça, si je peux changer une virgule dans la vie de quelqu’un qui va faire qu’il va avancer, c’est bien correct. Et puis, ensemble on a construit un village, une communauté. C’est un lien fort. 


Les propos ont été abrégés et résumés à des fins de concision.

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Présentation des trois intervenants 

François Villemure est un pilier de l’Avenue, une organisation dédiée à l’hébergement et au soutien des jeunes en situation d’itinérance. Il a également été très actif au sein de RAPSIM, notamment au conseil d’administration entre 1998 et 2012, et du Réseau Solidarité Itinérance, jouant un rôle clé dans la définition et la revendication du logement social et du soutien communautaire au logement. Son engagement a été important dans l’adoption de la politique en itinérance par le gouvernement du Québec en 2014. Il est membre du conseil d’administration de Bâtir son quartier depuis près de 10 ans. 

Manon Bouchard est agente de développement senior à Bâtir son quartier où elle travaille depuis 2003. Elle a œuvré à la réalisation des différents projets immobiliers de diverses tailles, des coopératives et des OBNL, pour créer des logements communautaires pour les femmes, les jeunes et les familles. Manon a aussi beaucoup travaillé sur des projets de prévention de l’itinérance, notamment dans le quartier Hochelaga, où elle a dû faire face à des défis comme l’insalubrité et les fermetures de maisons de chambres.

Alain Arsenault est organisateur communautaire au CIUSSS Centre-Sud de l’Île-de-Montréal depuis 2009. Il travaille avec des organismes communautaires, des coopératives et des citoyens pour développer des projets de logement social adaptés aux besoins variés des résidents, incluant des familles et des personnes seules. Il participe activement à différentes démarches de quartier et lieux de concertation, en mettant de l’avant l’importance du logement pour la santé et en tentant d’influencer les politiques publiques pour qu’elles visent à maintenir les populations en place en maintenant ou en développant des logements accessibles financièrement, salubres, adaptés, en particulier pour les personnes à faible et modeste revenu.