Le travail de rue à Montréal: un acteur indispensable

Par Tania Charron, directrice générale et Anna-Ève Lapalme, coordonnatrice clinique Action Jeunesse de l’Ouest-de-l’Île (AJOI)

Le travail de rue est une pratique qui a longtemps évolué dans l’ombre, en partie pour ne pas attirer l’attention sur les personnes et sur les groupes marginalisés avec lesquels nous sommes en lien, mais aussi par sa nature discrète. Il est enraciné dans les principes fondamentaux qui régissent sa pratique, mais évolue constamment au gré des besoins émergents des communautés. Depuis ses débuts, il y a plus de 40 ans, les travailleuses et travailleurs de rue à Montréal portent l’héritage des enjeux du passé, tout en restant aujourd’hui déterminés face à une augmentation des demandes et une complexification des réalités. Ce rôle crucial s’exerce dans un contexte où les référencements à un réseau saturé deviennent de plus en plus difficiles.

Une évolution marquée par les besoins des communautés

Historiquement, le travail de rue a été une réponse à des besoins non comblés par les services traditionnels. Les premières initiatives, souvent modestes, avaient pour but d’établir un contact humain direct avec des populations marginalisées. Avec le temps, les organismes communautaires en travail de rue (OCTR) se sont professionnalisés, adaptant leurs interventions aux enjeux sociaux en constante mutation.

Il y a une décennie encore, les travailleuses et travailleurs de rue référaient les personnes vers le réseau de la santé, les banques alimentaires, les hébergements d’urgence ou d’autres services communautaires. Aujourd’hui, dans un renversement frappant, c’est souvent le réseau de la santé et des services sociaux lui-même qui réfère vers les OCTR, confrontés à une saturation critique. Cette évolution illustre l’adaptabilité du travail de rue, mais met aussi en lumière les lacunes structurelles à combler.

Le travail de rue et l’itinérance

Nos travailleuses et travailleurs de rue sont au cœur d’une approche globale lorsqu’il est question d’itinérance. 

Ils ne se contentent pas d’effectuer du dépannage ou d’orienter les personnes vers des services : ils sont là, présents dans les milieux de vie des gens. Ils tendent l’oreille, offrent leur main et donnent une voix à ceux et celles qui ne sont pas entendu·es. Leur rôle repose sur une relation de confiance qui se construit parfois sur plusieurs années. Cette continuité dans l’accompagnement constitue un privilège que peu d’autres services peuvent offrir.

Leur action dépasse l’intervention immédiate. Ils sont un pont entre les personnes marginalisées et le reste de la société, luttant quotidiennement contre les inégalités systémiques. Un pont certes fragilisé par les incohérences d’un système usé, mais un pont essentiel. Dans ce contexte, ils utilisent leurs budgets de rue pour apaiser la faim, ils procurent du matériel de survie à ceux qui dorment à l’extérieur, et offrent un soutien psychosocial continu. Ces actions, bien qu’ancrées dans la résilience et la détermination, témoignent des fissures grandissantes d’un filet social insuffisant.

Une pratique douce dans une réalité heurtante

Le travail de rue a longtemps été méconnu, parfois incompris. Cependant, ses impacts significatifs, notamment dans l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité, ont permis de renforcer sa reconnaissance. Aujourd’hui, les approches de proximité se multiplient, mais cette expansion s’accompagne de nouveaux défis. En effet, dans les dernières années, la Ville de Montréal et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont déployé des escouades mixtes et non conventionnelles se voulant être à vocation sociale. Or, les OCTR constatent que des codes et approches autrefois réservés aux travailleuses et travailleurs de rue se voient être récupérés par ces acteurs, tout en changeant les fins. En effet, si les travailleuses et travailleurs de rue agissent avec les personnes marginalisées sur les besoins et désirs qu’elles-mêmes identifient, les institutions ont plutôt comme objectif la « saine cohabitation sociale ». Ainsi, dans de tels cas, les approches de proximité sont utilisées davantage dans une perspective de contrôle social. Si les OCTR considèrent les personnes marginalisées comme sujettes de l’intervention, elles sont plutôt vues comme objet de l’intervention par les équipes institutionnelles. Dans un contexte de saturation des ressources, la multiplication des acteurs aux différentes intentions dans l’espace public contribue à repousser les personnes des lieux où elles habitent. 

En ce sens, les OCTR doivent constamment rappeler leur spécificité : aller vers les personnes désaffiliées, à leur rythme, en toute confidentialité et sans jugement. Pourtant, la reconnaissance financière et institutionnelle demeure partielle. Cette situation, combinée à la confusion provoquée par la diversité d’intervenants sur le terrain, peut nuire à la qualité des liens construits et, par extension, à l’impact positif du travail de rue.

La pratique dans un contexte de crise sociale

Dans le climat actuel, marqué par une intensification des besoins des personnes en situation d’itinérance, les violences accrues à leur égard et l’intolérance croissante de certains citoyens, les travailleuses et travailleurs de rue offrent un espace de sécurité où les personnes concernées peuvent être elles-mêmes, sans jugement, avec le droit d’exister. Les campements, les surdoses et les tensions dans l’espace public sont autant de symptômes d’une crise sociale dont les causes profondes résident dans l’absence de solutions structurelles.

Face à ces réalités, les travailleuses et travailleurs de rue mènent une double bataille. Ils naviguent dans une zone grise où la solidarité et la sécurité coexistent, réaffirmant chaque jour leur engagement envers les personnes les plus vulnérables. Concrètement, cela peut prendre la forme de don de matériel de toute sorte, de collations, de boissons chaudes, et surtout d’un temps de présence et de reconnaissance de l’autre libéré du rythme effréné que l’on retrouve dans trop de contexte dans notre société, ce rythme qui transforme les histoires humaines en numéros et en statistiques.

Conclusion : Un pont à consolider

Les défis n’ont jamais été aussi nombreux pour le travail de rue à Montréal. Entre la crise du logement, la crise des surdoses, la multiplication des approches de proximité et la saturation des réseaux institutionnels et communautaires, les OCTR restent une étoile polaire pour les personnes en situation d’itinérance et les populations en marge.

Dans les rues de Montréal, où les fissures de la crise sociale se dévoilent à chaque coin, les travailleuses et travailleurs de rue portent une lueur d’espoir. Ils tissent des ponts invisibles entre les fragilités humaines et la résilience collective, rappelant à chacun que la solidarité est la clé pour reconstruire un avenir plus humain. Pour que cette mission essentielle puisse se poursuivre, il est crucial d’assurer un financement durable et une reconnaissance accrue à celles et ceux qui, jour après jour, incarnent la proximité et l’espoir. 

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Plus de chroniques

Un organisme « Dans votre cour » depuis 35 ans : Le Refuge des Jeunes de Montréal

En 1987, l’ONU décrète l’Année internationale du logement et des sans-abri. Je travaillais alors aux Maisons de l’Ancre, une ressource d’hébergement pour femmes en difficulté. J’étais codirectrice et intervenante. Je m’intéressais beaucoup à la question plus globale de l’itinérance et à ses causes. À l’époque, c’était un phénomène pas très connu et davantage associé aux hommes d’un certain âge – les «clochards alcooliques du bas de la ville», comme on les appelait dans les années 1970… Ils fréquentaient notamment l’Accueil Bonneau et la Maison du Père. Quant aux femmes, elles étaient beaucoup moins nombreuses et peu visibles. Elles étaient accueillies notamment dans des maisons comme le Chaînon, la Maison Marguerite, les Maisons de l’Ancre… L’empreinte religieuse y était très marquée. À partir de 1986, j’ai été impliquée au sein d’un regroupement de défense de droits, le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). J’étais membre du comité «Jeunes itinérants», qui regroupait des intervenants du milieu communautaire et du CLSC Centre- ville. C’est à partir des travaux de ce comité que le constat du manque de ressources pour jeunes en difficulté a été établi. Il y avait bien quelques maisons d’hébergement à Montréal et ailleurs au Québec pouvant accueillir ces jeunes, mais on y assortissait un ensemble de conditions auxquelles ils n’étaient pas toujours en mesure de répondre: sobriété, plan de réinsertion, traitement et/ou médication (dans le cas où ils auraient eu des problèmes de santé mentale), participation à la vie et aux tâches de la maison. Pour toutes sortes de raisons, des jeunes n’étant pas admissibles se retrouvaient dans la rue. En 1987, nous avons estimé, à vue de nez, qu’entre 200 et 300 jeunes avaient transité dans la rue pour des périodes allant de quelques jours à quelques semaines pendant une année. Dans certains cas, il s’agissait de plus d’un passage dans la rue. Une grande partie d’entre eux (un sur deux) avaient été pris en charge auparavant par les centres jeunesse. Bon nombre n’avaient pas de revenus ou alors un très faible montant d’aide sociale (autour de 175 dollars par mois), et n’étaient donc pas en mesure de se louer un appartement ni même une chambre. C’est à partir de ces constats que nous est venue l’idée de développer un projet d’hébergement d’urgence avec un minimum de conditions à l’entrée. À l’époque, le RAPSIM recommandait l’implantation d’un projet de dernier recours pour « jeunes itinérants ». Il était question de 25 lits. Consultations et travaux ont été menés par le Réseau d’aide et ses membres, notamment avec les pasteurs du Plateau Mont-Royal, la Société d’habitation du Québec, le Service de développement communautaire de la Ville de Montréal et l’Archevêché de Montréal. Dans la foulée de ces démarches, en 1988, la Corporation Refuge de Montréal a vu le jour, avec la formation de son conseil d’administration provisoire composé de religieux, d’intervenants, d’un avocat et d’un jeune. Des démarches en vue de l’achat d’un immeuble ont été entreprises en collaboration avec la Ville de Montréal, qui s’engageait à nous offrir des locaux, engagement qui n’a pas été tenu. Une demande de financement avait été déposée au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), qui nous l’avait accordé.  C’est en 1989 que, faute d’avoir trouvé un lieu, et à la suite d’une entente avec l’Archevêché, le Refuge des Jeunes s’est installé dans les locaux de l’Abri des jeunes. L’Archevêché nous a cédé le mobilier et les installations ainsi qu’un montant de 60 000 dollars. La directrice de l’Abri des jeunes, sœur Louise Bégin, de la congrégation Notre-Dame, a accepté de rester en poste un an, assurant ainsi la transition. De 75 lits, nous sommes passés à 45 et nous avons réduit l’âge d’accueil de 18 à 25 ans, au lieu de 18 à 30 ans. Nous souhaitions ainsi offrir un accueil plus personnalisé. Il y avait aussi d’autres ressources, dont la Maison du Père, qui pouvaient accueillir les jeunes de plus de 25 ans. Après consultation du milieu et des jeunes, nous avons décidé d’accueillir des hommes seulement, compte tenu du fait qu’il y avait peu de femmes dans la rue et que la mixité n’était pas souhaitée par les jeunes, autant garçons que filles. Il faut dire aussi que des installations en refuge posent des défis de mixité et d’intimité. Les premières années, nous avons été ouverts huit mois par année, faute de revenus suffisants. Il fallait donc trouver des solutions, car les besoins se faisaient sentir à l’année. La nécessité de l’autofinancement s’est donc imposée, puisque nous étions menacés de fermeture. De là nous est venue l’idée du Show du Refuge qui en est à sa 33e édition. Par la suite, de nombreux efforts et stratégies ont dû être déployés afin d’assurer notre financement à hauteur de 60% de notre mission globale puisque le soutien de l’État a été et demeure toujours insuffisant pour l’ensemble des organismes communautaires.  Trente-cinq ans plus tard, le Refuge est propriétaire d’un immeuble de 45 places d’urgence, dispose d’un Centre de jour, a mis sur pied en 1989 un Projet de logements sociaux avec soutien communautaire et s’apprête à développer un deuxième Projet de logements sociaux de 20 unités.  Des milliers de bénévoles et des centaines d’intervenant·es ont contribué à l’accueil de jeunes hommes en difficulté afin d’améliorer leurs conditions de vie. Ils ont été près de 25 000 à franchir les portes du Refuge en 35 ans.  En dépit de toutes ces réalisations, en partenariat avec de nombreux autres organismes communautaires, la crise de l’itinérance gagne du terrain.  Plus que jamais, c’est aux causes structurelles de production de l’itinérance qu’il faut s’attaquer.  Les crises nous révèlent à nous-mêmes dans notre fragilité, mais aussi dans nos forces créatrices de mobilisation et d’espoir. Si la crise actuelle est différente des autres, elle forcera peut-être un véritable changement. Il est à bâtir, là, devant nous.  Extrait du livre  «Le Refuge des Jeunes de Montréal : Trente ans en pays de l’itinérance ou la douleur de la soie» de France Labelle ____En savoir plus sur Refuge des jeunes de Montréal