Le travail de rue est une pratique qui a longtemps évolué dans l’ombre, en partie pour ne pas attirer l’attention sur les personnes et sur les groupes marginalisés avec lesquels nous sommes en lien, mais aussi par sa nature discrète. Il est enraciné dans les principes fondamentaux qui régissent sa pratique, mais évolue constamment au gré des besoins émergents des communautés. Depuis ses débuts, il y a plus de 40 ans, les travailleuses et travailleurs de rue à Montréal portent l’héritage des enjeux du passé, tout en restant aujourd’hui déterminés face à une augmentation des demandes et une complexification des réalités. Ce rôle crucial s’exerce dans un contexte où les référencements à un réseau saturé deviennent de plus en plus difficiles.
Une évolution marquée par les besoins des communautés
Historiquement, le travail de rue a été une réponse à des besoins non comblés par les services traditionnels. Les premières initiatives, souvent modestes, avaient pour but d’établir un contact humain direct avec des populations marginalisées. Avec le temps, les organismes communautaires en travail de rue (OCTR) se sont professionnalisés, adaptant leurs interventions aux enjeux sociaux en constante mutation.
Il y a une décennie encore, les travailleuses et travailleurs de rue référaient les personnes vers le réseau de la santé, les banques alimentaires, les hébergements d’urgence ou d’autres services communautaires. Aujourd’hui, dans un renversement frappant, c’est souvent le réseau de la santé et des services sociaux lui-même qui réfère vers les OCTR, confrontés à une saturation critique. Cette évolution illustre l’adaptabilité du travail de rue, mais met aussi en lumière les lacunes structurelles à combler.
Le travail de rue et l’itinérance
Nos travailleuses et travailleurs de rue sont au cœur d’une approche globale lorsqu’il est question d’itinérance.
Ils ne se contentent pas d’effectuer du dépannage ou d’orienter les personnes vers des services : ils sont là, présents dans les milieux de vie des gens. Ils tendent l’oreille, offrent leur main et donnent une voix à ceux et celles qui ne sont pas entendu·es. Leur rôle repose sur une relation de confiance qui se construit parfois sur plusieurs années. Cette continuité dans l’accompagnement constitue un privilège que peu d’autres services peuvent offrir.
Leur action dépasse l’intervention immédiate. Ils sont un pont entre les personnes marginalisées et le reste de la société, luttant quotidiennement contre les inégalités systémiques. Un pont certes fragilisé par les incohérences d’un système usé, mais un pont essentiel. Dans ce contexte, ils utilisent leurs budgets de rue pour apaiser la faim, ils procurent du matériel de survie à ceux qui dorment à l’extérieur, et offrent un soutien psychosocial continu. Ces actions, bien qu’ancrées dans la résilience et la détermination, témoignent des fissures grandissantes d’un filet social insuffisant.
Une pratique douce dans une réalité heurtante
Le travail de rue a longtemps été méconnu, parfois incompris. Cependant, ses impacts significatifs, notamment dans l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité, ont permis de renforcer sa reconnaissance. Aujourd’hui, les approches de proximité se multiplient, mais cette expansion s’accompagne de nouveaux défis. En effet, dans les dernières années, la Ville de Montréal et le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) ont déployé des escouades mixtes et non conventionnelles se voulant être à vocation sociale. Or, les OCTR constatent que des codes et approches autrefois réservés aux travailleuses et travailleurs de rue se voient être récupérés par ces acteurs, tout en changeant les fins. En effet, si les travailleuses et travailleurs de rue agissent avec les personnes marginalisées sur les besoins et désirs qu’elles-mêmes identifient, les institutions ont plutôt comme objectif la « saine cohabitation sociale ». Ainsi, dans de tels cas, les approches de proximité sont utilisées davantage dans une perspective de contrôle social. Si les OCTR considèrent les personnes marginalisées comme sujettes de l’intervention, elles sont plutôt vues comme objet de l’intervention par les équipes institutionnelles. Dans un contexte de saturation des ressources, la multiplication des acteurs aux différentes intentions dans l’espace public contribue à repousser les personnes des lieux où elles habitent.
En ce sens, les OCTR doivent constamment rappeler leur spécificité : aller vers les personnes désaffiliées, à leur rythme, en toute confidentialité et sans jugement. Pourtant, la reconnaissance financière et institutionnelle demeure partielle. Cette situation, combinée à la confusion provoquée par la diversité d’intervenants sur le terrain, peut nuire à la qualité des liens construits et, par extension, à l’impact positif du travail de rue.
La pratique dans un contexte de crise sociale
Dans le climat actuel, marqué par une intensification des besoins des personnes en situation d’itinérance, les violences accrues à leur égard et l’intolérance croissante de certains citoyens, les travailleuses et travailleurs de rue offrent un espace de sécurité où les personnes concernées peuvent être elles-mêmes, sans jugement, avec le droit d’exister. Les campements, les surdoses et les tensions dans l’espace public sont autant de symptômes d’une crise sociale dont les causes profondes résident dans l’absence de solutions structurelles.
Face à ces réalités, les travailleuses et travailleurs de rue mènent une double bataille. Ils naviguent dans une zone grise où la solidarité et la sécurité coexistent, réaffirmant chaque jour leur engagement envers les personnes les plus vulnérables. Concrètement, cela peut prendre la forme de don de matériel de toute sorte, de collations, de boissons chaudes, et surtout d’un temps de présence et de reconnaissance de l’autre libéré du rythme effréné que l’on retrouve dans trop de contexte dans notre société, ce rythme qui transforme les histoires humaines en numéros et en statistiques.
Conclusion : Un pont à consolider
Les défis n’ont jamais été aussi nombreux pour le travail de rue à Montréal. Entre la crise du logement, la crise des surdoses, la multiplication des approches de proximité et la saturation des réseaux institutionnels et communautaires, les OCTR restent une étoile polaire pour les personnes en situation d’itinérance et les populations en marge.
Dans les rues de Montréal, où les fissures de la crise sociale se dévoilent à chaque coin, les travailleuses et travailleurs de rue portent une lueur d’espoir. Ils tissent des ponts invisibles entre les fragilités humaines et la résilience collective, rappelant à chacun que la solidarité est la clé pour reconstruire un avenir plus humain. Pour que cette mission essentielle puisse se poursuivre, il est crucial d’assurer un financement durable et une reconnaissance accrue à celles et ceux qui, jour après jour, incarnent la proximité et l’espoir.
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