En 1987, l’ONU décrète l’Année internationale du logement et des sans-abri.
Je travaillais alors aux Maisons de l’Ancre, une ressource d’hébergement pour femmes en difficulté. J’étais codirectrice et intervenante. Je m’intéressais beaucoup à la question plus globale de l’itinérance et à ses causes. À l’époque, c’était un phénomène pas très connu et davantage associé aux hommes d’un certain âge – les «clochards alcooliques du bas de la ville», comme on les appelait dans les années 1970… Ils fréquentaient notamment l’Accueil Bonneau et la Maison du Père. Quant aux femmes, elles étaient beaucoup moins nombreuses et peu visibles. Elles étaient accueillies notamment dans des maisons comme le Chaînon, la Maison Marguerite, les Maisons de l’Ancre… L’empreinte religieuse y était très marquée.
À partir de 1986, j’ai été impliquée au sein d’un regroupement de défense de droits, le Réseau d’aide aux personnes seules et itinérantes de Montréal (RAPSIM). J’étais membre du comité «Jeunes itinérants», qui regroupait des intervenants du milieu communautaire et du CLSC Centre- ville. C’est à partir des travaux de ce comité que le constat du manque de ressources pour jeunes en difficulté a été établi. Il y avait bien quelques maisons d’hébergement à Montréal et ailleurs au Québec pouvant accueillir ces jeunes, mais on y assortissait un ensemble de conditions auxquelles ils n’étaient pas toujours en mesure de répondre: sobriété, plan de réinsertion, traitement et/ou médication (dans le cas où ils auraient eu des problèmes de santé mentale), participation à la vie et aux tâches de la maison. Pour toutes sortes de raisons, des jeunes n’étant pas admissibles se retrouvaient dans la rue.
En 1987, nous avons estimé, à vue de nez, qu’entre 200 et 300 jeunes avaient transité dans la rue pour des périodes allant de quelques jours à quelques semaines pendant une année. Dans certains cas, il s’agissait de plus d’un passage dans la rue. Une grande partie d’entre eux (un sur deux) avaient été pris en charge auparavant par les centres jeunesse. Bon nombre n’avaient pas de revenus ou alors un très faible montant d’aide sociale (autour de 175 dollars par mois), et n’étaient donc pas en mesure de se louer un appartement ni même une chambre.
C’est à partir de ces constats que nous est venue l’idée de développer un projet d’hébergement d’urgence avec un minimum de conditions à l’entrée. À l’époque, le RAPSIM recommandait l’implantation d’un projet de dernier recours pour « jeunes itinérants ». Il était question de 25 lits. Consultations et travaux ont été menés par le Réseau d’aide et ses membres, notamment avec les pasteurs du Plateau Mont-Royal, la Société d’habitation du Québec, le Service de développement communautaire de la Ville de Montréal et l’Archevêché de Montréal.
Dans la foulée de ces démarches, en 1988, la Corporation Refuge de Montréal a vu le jour, avec la formation de son conseil d’administration provisoire composé de religieux, d’intervenants, d’un avocat et d’un jeune. Des démarches en vue de l’achat d’un immeuble ont été entreprises en collaboration avec la Ville de Montréal, qui s’engageait à nous offrir des locaux, engagement qui n’a pas été tenu. Une demande de financement avait été déposée au ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), qui nous l’avait accordé.
C’est en 1989 que, faute d’avoir trouvé un lieu, et à la suite d’une entente avec l’Archevêché, le Refuge des Jeunes s’est installé dans les locaux de l’Abri des jeunes. L’Archevêché nous a cédé le mobilier et les installations ainsi qu’un montant de 60 000 dollars. La directrice de l’Abri des jeunes, sœur Louise Bégin, de la congrégation Notre-Dame, a accepté de rester en poste un an, assurant ainsi la transition.
De 75 lits, nous sommes passés à 45 et nous avons réduit l’âge d’accueil de 18 à 25 ans, au lieu de 18 à 30 ans. Nous souhaitions ainsi offrir un accueil plus personnalisé. Il y avait aussi d’autres ressources, dont la Maison du Père, qui pouvaient accueillir les jeunes de plus de 25 ans.
Après consultation du milieu et des jeunes, nous avons décidé d’accueillir des hommes seulement, compte tenu du fait qu’il y avait peu de femmes dans la rue et que la mixité n’était pas souhaitée par les jeunes, autant garçons que filles. Il faut dire aussi que des installations en refuge posent des défis de mixité et d’intimité.
Les premières années, nous avons été ouverts huit mois par année, faute de revenus suffisants. Il fallait donc trouver des solutions, car les besoins se faisaient sentir à l’année. La nécessité de l’autofinancement s’est donc imposée, puisque nous étions menacés de fermeture. De là nous est venue l’idée du Show du Refuge qui en est à sa 33e édition. Par la suite, de nombreux efforts et stratégies ont dû être déployés afin d’assurer notre financement à hauteur de 60% de notre mission globale puisque le soutien de l’État a été et demeure toujours insuffisant pour l’ensemble des organismes communautaires.
Trente-cinq ans plus tard, le Refuge est propriétaire d’un immeuble de 45 places d’urgence, dispose d’un Centre de jour, a mis sur pied en 1989 un Projet de logements sociaux avec soutien communautaire et s’apprête à développer un deuxième Projet de logements sociaux de 20 unités.
Des milliers de bénévoles et des centaines d’intervenant·es ont contribué à l’accueil de jeunes hommes en difficulté afin d’améliorer leurs conditions de vie. Ils ont été près de 25 000 à franchir les portes du Refuge en 35 ans.
En dépit de toutes ces réalisations, en partenariat avec de nombreux autres organismes communautaires, la crise de l’itinérance gagne du terrain.
Plus que jamais, c’est aux causes structurelles de production de l’itinérance qu’il faut s’attaquer.
Les crises nous révèlent à nous-mêmes dans notre fragilité, mais aussi dans nos forces créatrices de mobilisation et d’espoir. Si la crise actuelle est différente des autres, elle forcera peut-être un véritable changement. Il est à bâtir, là, devant nous.
Extrait du livre «Le Refuge des Jeunes de Montréal : Trente ans en pays de l’itinérance ou la douleur de la soie» de France Labelle
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